100 ans 14-18


Les Hommes, lumières d’espoir, dans la tourmente de la guerre

En 100 ans, chaque année dans nos communes nos maires, nos députés, nos officiels ont tant écrit, tant appelé au souvenir. Certains pourraient se dire lassés, lassés de tant de mots. Et pourtant, peut-on assumer être lassés de tant de mots quand ils viennent commémorer tant de morts ? Non : pour les 9 720 453 morts militaires, il nous faudrait encore 200 ans de discours pour que dans nos 36 000 communes l’encre vienne surpasser le sang.

Il est dit que la plume est plus forte que le glaive, mais les mots peuvent-ils soigner les blessures du glaive, panser les maux de tant d’hommes tombés et meurtris au champ d’honneur, dans nos usines, dans nos campagnes ?

Nos anciens prenaient déjà la plume en ce temps ; des comptes rendus de garde, des plans d’opérations, mais aussi des poèmes, des lettres, des romans. Certains ont pu être tentés de donner aux fracas de la mitraille les parures des mythes d’antan. Embellir la guerre ; autant de tentatives de romantiser un monde, autant de tentatives de s’extirper de sa tranchée par les mots, plutôt que par les échelles d’assaut qui n’élevaient l’homme que pour mieux le voir tomber.

Aragon, Apollinaire, T.H.Lawrence, McRae et tant d’autres ont pu tisser des vers autour de cette période. Rappelons-nous cependant que leur quotidien était celui d’autres vers ; que si le coquelicot venait à fleurir c’était rouge du sang versé. Gardons-nous donc d’embellir la guerre mais relevons que derrière le mot se trouve, toujours, l’Homme. Comme ils écrivaient hier, nous écrivons aujourd’hui : cette commune intelligence est ce qui nous rapproche, ce qui fonde notre commune humanité, celle qui nous fait vivre plus que survivre ; dans l’expression vers l’autre à travers les maux, à travers le temps.

La première guerre mondiale est venue éprouver les conceptions de nos anciens, jusqu’à leur philosophie, jusqu’à leurs âmes.

Charles Peguy écrivait « l’ordre et l’ordre seul fait en définitive la liberté, le désordre fait la servitude ». Etait-il libre Péguy, le français, le 5 septembre 1914 ralliant ses hommes debout, héroïque sous la rafale, avant de se coucher frappé de la gloire autant que d’une balle en plein front ? Ou a-t-il succombé au chaos et au fracas des armes en suivant l’ordre d’un assaut inique sur 3km de découvert sans préparation d’artillerie ? Etait-il un acteur libre de sa vie dans cette guerre ou en était-il l’esclave ?

Ernst Jünger, l’allemand, s’interrogeait de la même manière en opposant ceux qui pouvaient vivre la guerre de l’intérieur de leur âme et ceux qui y survivaient ou y mourraient en victimes. La guerre – véritable entité contre laquelle se lever plus que contre l’homme posté de l’autre côté du « no man’s land » – voyait les « charges des frénétiques balayer au vent toutes les valeurs de ce monde » pour ne laisser subsister que la rencontre de la volonté de l’homme et de son destin. Ce destin n’avait rien d’humain ni de divin, dans un monde en perte de repères il n’était pas l’ultime ordalie mortelle mais l’absurdité mécanique qui mettait à égalité celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas.

Cette guerre d’un type nouveau pour les occidentaux, guerre industrielle, a tant éprouvé les consciences de nos pères. S’ils savaient pourquoi ils partaient au combat en 14, combien se remémoraient cet engagement sous les balles des mitrailleuses, les obus shrapnel, les gaz asphyxiants ? Dans ce paroxysme d’industrie au service de la destruction – où l’homme apparaissait un simple engrenage d’une technique dont il devait, pourtant, bien être à l’origine mais où l’huile était de sang, les engrenages de chairs – l’humanité de ce début de siècle s’interrogeait sur l’emballement de la Machine qui broyait avec régularité scientifique tout ce que la société avait d’humanité. Comment la Machine, qui avait apporté tant de progrès à l’Homme au cours du dernier siècle avait-elle pu ainsi se transformer en engin de mort ? Quel sens donner à la vie de ces hommes, chevaliers sans armures, blessés pendant la guerre, meurtris après elle ?

Si, en sublimant leur volonté, nous voyons que ces Hommes d’alors étaient autant de lampes-tempête sous des orages d’aciers, peu nombreux au lendemain de cette guerre partageaient cette confiance humaniste.

Trahie par la technique, l’Humanité du début du XXème siècle s’apprêtait à être trahie par la nature, frappée par la pandémie de la grippe dite espagnole pour plus de 50 millions de nouveaux morts. La technique avait si bien tué, ne pouvait-elle pas autant sauver ?

Comment ne pas comprendre, en France, en Allemagne, ailleurs dans le monde, que le 11 novembre 1918 ne voyait signer qu’un « armistice pour 20 ans » selon la formule du maréchal Foch, que si la France de Clemenceau avait vaincu en obtenant son dernier quart d’heure, que les alliés démocratiques avaient vaincus des empires autoritaires, la fin de l’ordre social ancien se faisait brutalement, dans un même temps, dans la désillusion quant au progrès et de la fébrilité de l’homme face à son environnement ?

C’est par réaction, qu’une révolution contre-industrielle se préparait dans la tentative de la correction de la nature. Construits sur la haine intime de chacun contre l’humanité toute entière devaient s’élever les feux des contre-révolutions de la haine de l’autre et de soi-même : « l’homme nouveau », proche des « vraies valeurs » de l’utopie d’un âge d’or oublié ou à venir, où l’individualité – si elle ne pouvait être élevée par la technique ou la nature – devait être contrainte par le corps social ; foule d’abord, masse éthérée ensuite. Combien de temps encore faudra-t-il rappeler, pourtant, que l’héritage de la masse est, seul, celle de ses crimes ?

Ainsi, au-delà du triomphe de la volonté – que ces régimes totalisants encensaient pourtant – qui rend l’homme maître de son environnement le plus hostile, ce que nous enseignent nos anciens de 1918 c’est, dans notre commune humanité, la tentation de la désillusion et son cortège de solutions définitives.

Ainsi, célébrer la victoire et commémorer cet armistice de 1918 ce n’est pas glorifier la guerre des hommes mais se souvenir de ces hommes en guerre contre eux-mêmes ; ce n’est pas opposer le progrès technique à un retour aux vraies valeurs ou l’individu à la société, mais célébrer la fin d’un conflit fratricide et veiller à ne pas retomber dans les errements de la « der des der » qui ne l’a jamais été pour avoir trop cherché à s’en éloigner.

Article publié le 14 novembre 2018